Jeu vidéo, jeu de société : même combat ?

Jeu vidéo, jeu de société : même combat ?

Cet article fait partie d’un dossier en trois parties sur le thème des ponts entre jeux vidéo et jeux de société. Le dossier est organisé comme suit :

2. La relation entre jeu vidéo et jeu de société

Jeux de société et jeux vidéo, bien qu’ayant des origines différentes, ont entretenu au cours de leurs histoires respectives une relation riche et complexe, à tel point qu’il s’avère dans certains cas difficile de dire qui s’inspire de qui tant les similitudes sont grandes. Revenons dans un premier temps sur l’histoire de chacun de ces supports avant de voir plus en profondeur quels rapports ils ont pu entretenir au fil du temps…

Une brève histoire des jeux

Si l’on pourrait faire remonter les tout premiers jeux de société à l’Antiquité, les premiers jeux de société au format contemporain (c’est-à-dire en boîte et publiés par un éditeur) remontent à la moitié du 19ème siècle avec des jeux tels que Monopoly (1930), Scrabble (1950) ou encore 1000 bornes (1954). À l’époque, les jeux de société se basaient surtout sur des faits d’actualité et des mouvements de société : Monopoly fut créé pendant la crise économique de 1930 aux États-Unis, 1000 bornes fut inspiré par la popularisation de la course automobile, et les différents jeux de guerre édités par Avalon Hill tirent leur concept des guerres réelles qui, malheureusement, sont intemporelles.

Le jeu de société a ensuite connu, à partir des années 1970, un essor des jeux dits « à l’américaine », c’est-à-dire des jeux proposant des parties longues, des mécaniques de jeu complexes, et avec l’accent placé sur l’univers et les thématiques. Peu après apparaît l’école « allemande » ou « européenne » du jeu de société, c’est-à-dire des jeux dont les parties sont courtes, les règles simples, et où l’accent n’est pas porté sur l’univers du jeu, mais uniquement sur la stratégie à employer.

Les années 90 et 2000 voient ensuite apparaître les jeux de société segmentés d’un point de vue marketing. Les jeux deviennent plus distincts en fonction de leur public et proposent tantôt des parties rapides et très interactives (jeux familiaux), tantôt des parties très complexes et nécessitant un grand investissement personnel (jeux de spécialistes).

En blanc : les dates importantes dans le jeu vidéo ; en gris : les dates importantes dans le jeu de société

Une liaison intime

Allons à présent au-delà de la simple histoire du jeu de société, et tentons plutôt de répondre aux questions suivantes : quel rapports entretiennent ces deux supports de jeu ? Qui, du jeu de société ou du jeu vidéo, a influencé l’autre ? En y regardant de plus près, l’on peut distinguer deux grandes phases dans l’histoire croisée de ces deux media :

  1. Durant les premiers pas des jeux vidéo, ceux-ci se sont inspirés des jeux de société
  2. Maintenant que les deux supports sont plus matures, la relation est bilatérale

Quand le jeu vidéo s’inspira du jeu de société

La première phase a lieu durant l’enfance du jeu vidéo. Les innovations technologiques permettent l’émergence d’un nouveau support pour le jeu. Bien que les nouvelles idées ne manquent pas pour exploiter les capacités du jeu vidéo, très rapidement, des jeux de société sont adaptés dans une version numérique. Les jeux de plateau ou de cartes ont alors pu servir de porte d’entrée vers le monde du numérique, comme l’explique Libby Duzan.

Microsoft introduisit Solitaire dans Windows [3.0, Ndlr] pour rassurer les personnes intimidées par le système d’exploitation. Cela leur donna quelque chose de familier et de drôle à faire avec leur ordinateur tout en leur permettant d’apprendre à utiliser une souris.Libby Duzan

Ces premières adaptations ne furent souvent que de très fidèles transpositions du jeu de société de base. Citons notamment les jeux d’Echecs, de Dames, le Go, le Mahjong, ou encore le fameux Solitaire que l’on trouva même sur Windows à partir de sa version 3.0 (1990)… Ces jeux ne constituent que des « portages » des mécaniques et de l’esthétique du jeu de société de base, sans qu’aucun élément ne vienne enrichir le jeu.

Cependant, les adaptations vidéoludiques se firent plus complètes, et surtout plus novatrices au fil du temps. Au-delà de la simple transposition du jeu d’un support à l’autre, les jeux vidéo se virent enrichis de nouveaux éléments. C’est ainsi que, après de multiples transpositions du jeu Risk, Hasbro décide d’innover dans Risk: The Game of Global Domination (1996) en proposant un nouveau mode de jeu, appelé Ultimate Risk. Dans ce mode, les combats ne se jouent plus aux dés, mais avec des cartes tactiques dont la quantité est limitée et qu’il faudra donc utiliser avec parcimonie.

Un autre bon exemple est celui de Master of Orion 3, dont la conception fut fortement inspirée par le jeu de société Twilight Imperium. Dans les Designer’s Diaries du site de Master of Orion 3, un designer indique s’être inspiré de la seconde édition de Twilight Imperium pour créer les événements ainsi que le Sénat d’Orion dans son jeu. Des parties de Twilight Imperium étaient organisées chez Quicksilver Software (le développeur du jeu) durant la période de recherche, ce qui a sans aucun doute fini par se laisser transparaître dans le troisième opus de ce 4X de légende.

L'équipe de Quicksilver Software jouant à Twilight Imperium

L’équipe de Quicksilver Software jouant à Twilight Imperium

Au fil du temps donc, de plus en plus d’interprétations de jeux de société apporteront de manière de plus en plus décomplexée de nouvelles mécaniques de jeu, de nouvelles interactions propres au numérique, et une quantité de contenu incomparable. L’univers des jeux de société n’a néanmoins pas inspiré que de simples portages de titres… L’incontournable série des Donjons et Dragons a ainsi inspiré, au-delà des jeux vidéos du même nom, le genre tout entier des RPG. Excusez du peu ! Peut-on affirmer avec certitude que les mythiques Baldur’s Gate, Elder Scrolls ou encore World of Warcraft seraient aujourd’hui ce qu’ils sont si D&D n’avait pas tant contribué à la popularisation de l’univers médiéval fantastique, aux côtés des œuvres de Tolkien entre-autres ?

Le marché des jeux vidéo doit en fait énormément aux jeux de société. Allez visiter n’importe quel studio de développement de jeux vidéo, et il y a fort à parier que vous repérerez des étagères remplies de boîtes colorées arborant des noms inconnus, qui sont utilisées pour l’inspiration et pour les leçons de game design qu’ils apportent.Will Freeman

Une relation désormais bilatérale

Le temps passant, le domaine vidéoludique devient de plus en plus mature et voit naturellement émerger la seconde phase de cette liaison jeu vidéo – jeu de société. Le jeu vidéo commence en effet à développer plusieurs aspects qui lui sont uniques : qu’il s’agisse de mécaniques de gameplay innovantes, d’univers narratifs propres au medium, de langages visuels et sonores authentiques ou encore d’une culture bien ancrée partagée par une communauté dévouée et passionnée, le jeu vidéo devient un art à part entière bien qu’il emprunte ses moyens d’expression au cinéma, à la littérature ou encore à la musique. L’évolution du jeu vidéo s’accompagne tout naturellement d’une évolution de son rapport au jeu de société : de transposition puis interprétation, la relation change de nature et les échanges entre supports deviennent réciproques, bilatéraux.

Le cas de la licence Civilization illustre parfaitement ce concept d’emprunt mutuel entre les deux supports. Civilization était à l’origine un jeu de plateau créé par Francis Tresham et édité par Avalon Hill. Il s’agissait d’un jeu de gestion dont les parties duraient au moins huit heures et qui reprenait, en substance, les principaux éléments de jeu de la licence actuelle[1]. Ce jeu de plateau fut à l’origine de la licence vidéoludique célèbre dont Sid Meier a repris la formule pour la transposer en jeu vidéo, bien qu’il nia s’en être inspiré pendant un temps[2].

La licence des Civilization a ensuite eu le succès qu’on lui connaît aujourd’hui, enchaînant les numéros et affinant sans cesse sa formule. Finalement, la boucle se boucla en 2010 lorsque Fantasy Flight Games édita l’adaptation en jeu de société de la licence jeu vidéo de Civilization, prouvant ainsi que la frontière entre ces deux supports peut dans certain cas être ténue et qu’ils peuvent même s’enrichir conjointement.

Le premier jeu de Civilization était à l'origine un jeu de plateau publié en 1980.

Le premier jeu de Civilization était à l’origine un jeu de plateau publié en 1980.

D’autre part, certains jeux de société inspirés de jeux vidéo ont même repris certaines fonctionnalités souvent propres au format vidéoludique. C’est ainsi que le jeu de société This War of Mine a par exemple inclus dans ses fonctionnalités une mécanique de sauvegarde, à la manière d’un jeu vidéo. Cette fonctionnalité a pour but principale de pouvoir raccourcir la durée d’une partie en la jouant en deux sessions distinctes.

Une transversalité des supports : le cas de Magic the Gathering

Certaines entreprises dont les jeux étaient particulièrement propices à une présence sur les deux supports ont décidé de dépasser les simples transpositions pour concevoir un produit unique présent à la fois sous format physique et numérique. C’est entre-autres le cas de Magic the Gathering, édité par Wizards of the Coast. Originellement conçu comme un jeu de cartes à collectionner, Magic the Gathering fut transposé en jeu vidéo pour la première fois en 1997 par MicroProse (dont Sid Meier faisait d’ailleurs partie à l’époque), le même studio qui avait développé le jeu PC de Civilization. Plusieurs autres adaptations s’ensuivirent alors (dont une version en ligne en 2002), sans jamais rencontrer un vif succès auprès de son public; il faut dire que le défi était de taille. Il aura fallu attendre 2009 et une refonte totale du système du jeu numérique pour que Magic the Gathering récolte enfin une franche reconnaissance du public avec son Duels of the Planeswalkers. La cause du succès : un mode en ligne stable accompagné d’un mode solo, ainsi qu’une adaptation des règles afin de fluidifier le déroulement d’une partie.

Magic Duels: Origins est un autre titre à succès de Wizards of the Coast.

Magic Duels: Origins est un autre titre à succès de Wizards of the Coast.

Wizards of the Coast, en développant le même jeu sur un support à la fois physique et numérique de manière cohérente et adaptée à chaque médium, est parvenu à combiner deux publics et deux utilisations différentes du même jeu, les rendant ainsi complémentaires l’une de l’autre.

Dans la troisième et dernière partie de ce dossier, nous tenterons de comprendre ce qui a pu causer le renouveau du jeu de société auquel nous assistons depuis ces dernières années, ainsi que les raisons de son succès, notamment auprès de la communauté des gamers.

[1] Pour l’anecdote, c’est cette première version de Civilization qui est à l’origine de la notion d’arbre des technologies que l’on retrouva par la suite dans de nombreux jeux de société et jeux vidéo, notamment les jeux de stratégie et les 4X.

[2] Une série épique de procès avait d’ailleurs eu lieu au sujet de l’utilisation de la marque Civilization. Ces différents procès furent le résultat d’une lutte pour l’acquisition de la marque qui, on le savait, n’avait pas fini de rapporter gros.

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