Art & Magic – le jeu vidéo artisanal

Art & Magic – le jeu vidéo artisanal

Outcast - écran titre

Dégoûté par l’arcade, Art & Magic trouve le terrain sur lequel s’exprimer : le PC. Au passage, le studio change de nom pour « Appeal » et s’adosse cette fois à Infogrames. L’éditeur accepte le projet ambitieux proposé et débloque des fonds considérables : Outcast est sur la bonne voie. Mais comme pour Spellsinger, l’éditeur veut un retour direct sur investissement et commande un projet annexe. Celui-ci s’appellera « No respect », peut-être en référence inconsciente au manque de considération reçu d’Infogrames à l’époque…

NoRespect_BoxArt_FrontNoRespect_BoxArt_Back

 

Du respect, Infogrames n’en montre pas davantage pour la campagne de communication. L’équipe est sidérée par la pub utilisée pour les magazines : « un mec qui fait un doigt d’honneur… rien à voir avec le jeu. » On le comprend, l’équipe ne porte pas les grands éditeurs dans son cœur : « Un éditeur, c’est quelqu’un qui, à chaque fois qu’il peut prendre une mauvaise décision, la prend ! »

Gil Damoiseaux qui rejoint l’équipe à ce moment est affecté au développement de No Respect. Il se souvient encore de la conception chaotique, notamment pour la partie en réseau. Jeu de combat à bord de petits vaisseaux, No Respect permet en effet les affrontements en réseau. Une nouveauté pour le studio, qui est mise en œuvre en à peine une semaine par Gil Damoiseaux. Une semaine durant laquelle il dit avoir appris plein de choses, même si en fin de compte « on n’est pas certains qu’une seule partie ait jamais été jouée en réseau (rires) ». Les modems de l’époque, c’était quelque chose effectivement…

Cette semaine de rush coûte quelques nuits blanches aux développeurs. Une exception dans l’équipe qui le déconseille d’ailleurs aux jeunes. « On présente parfois ça comme de l’héroïsme mais en réalité, ça ne sert à rien. Huit heures de travail par jour, c’est bien plus productif. »

Outcast ?

Contrairement à Spellsinger, Outcast verra bien le jour et sera encensé par la critique et les joueurs. À défaut de se vendre par paquebots, la faute en partie à une mauvaise distribution.

Pour une description du jeu, nous vous renvoyons à notre test d’Outcast dans sa version retouchée. La technique utilisée pour le rendu 3D est celle du voxel – grosso modo des pixels en trois dimensions. Quant à la conception artistique, l’équipe évoque des influences dans le cinéma et la BD. Iwan Scheer se souvient qu’ils étaient plongés dans la lecture de bandes dessinées à l’époque, en particulier la Quête de l’oiseau du temps. La musique d’Outcast, elle aussi, a des racines extérieures, dans le cinéma en l’occurrence. Frank Sauer dévoile qu’elle s’inspire des bandes originales de John Williams, « même si le résultat final ne sonne pas comme du John Williams » ajoute un Yves Grolet énigmatique. Ce dernier explique ces influences diverses par un intérêt pour toutes formes d’art et une relative indifférence par rapport aux jeux de l’époque : « nous ne sommes pas des gamers ».

Pourtant, plus question de concevoir le gameplay à la va-vite. Cette fois, l’aspect ludique est planifié sérieusement et peaufiné jusqu’à la dernière minute. Pas le choix d’ailleurs car, comme pour la plupart des jeux, rien ne fonctionnait encore deux semaines avant la sortie… Tout se serait mis en place durant ces derniers instants. Une harmonie qui donne naissance à un titre important, une œuvre artistique réglée comme une grosse production. L’expression d’une ambition démesurée sur tous les plans : technique, artistique et scénaristique. Un énorme projet qui laisse un sentiment de fierté à ses géniteurs.

Aujourd’hui, ses créateurs ont récupéré les droits d’Outcast, ce qui leur a permis de lui offrir une deuxième sortie sur la plateforme Good Old Games. Mais ce ne fut pas une évidence après l’échec de la campagne Kickstarter pour un reboot HD, qui manque son objectif en récoltant seulement 268.000 des 600.000 $ demandés. Pourquoi ? « Parce qu’on a fixé un objectif raisonnable. » Selon eux, c’est la plaie du financement participatif : les initiateurs de projet demandent souvent des sommes largement inférieures aux besoins réels. Et on aboutit à des situations désagréables. Double Fine qui récolte bien plus que la somme demandée, mais qui manque encore d’argent pour finir son point ‘n click. Peter Molyneux qui ne peut tenir les promesses de Godus. Manifestement, les membres de l’ancien studio belge gardent un œil critique sur le jeu vidéo actuel. Désabusés ? « Non, lucides… ».

Outcast 2 ?

Tuons tout suspense, il n’existera jamais d’Outcast 2. Même si le développement de cette suite a débuté sur Playstation 2… la machine tueuse de petits studios selon les intervenants. Aujourd’hui, le marché est divisé entre les triples A et les indés. Au centre, n’y a-t-il plus de place pour créer un jeu « moyen » ? « Mais qui va financer ça ? Le monde a changé et on s’est adaptés. On a essayé de faire des productions à 5 millions pour une commande d’éditeurs [encore récemment The Fighter within pour Kinect]. Mais nous avons été parmi les derniers à recevoir un tel budget. Aujourd’hui, les gros éditeurs ferment leurs centres third party. Et les petits éditeurs ont disparu. »

Mais s’ils avaient vingt ans aujourd’hui, que feraient-ils ? « Il y a plein d’opportunités. Par exemple, bosser en Californie et se faire la main dans les grosses boîtes américaines. Ca ressemble à du travail à la chaîne, mais c’est génial pour commencer » estime Michäel Defroyennes. « Il faut passer par là » concède Yves Grolet, même si cette structure ne conviendra pas aux « petits rebelles. Celui qui a une âme rock’n roll, il fait des jeux indé. » Néanmoins, comme le reconnaît Iwan Scheer, « entre la création et le boulot, ce n’est pas toujours un équilibre naturel. Beaucoup de gens vont choisir la sécurité, pour gagner leur vie. »

Et qu’en serait-il de leur besoin perpétuel de relever des défis techniques ? « Les budgets et les enjeux sont énormes pour faire une technologie from scratch actuellement. Ce n’est plus possible et ça n’a plus d’intérêt avec les sources gratuites. Ca servirait à quoi de passer dix ans à vouloir faire moins bien ? »

Art&Magic-conférence2

Aujourd’hui, les enjeux sont différents, il s’agit plutôt de se démarquer avec « une autre forme de technique. Et les graphismes surtout, ça restera toujours. » Les jeunes doivent vivre avec leur temps. « C’est comme si nous avions eu envie à notre époque de faire du rock des années ’60. Nous on a fait des trucs des années ’80. Les jeunes doivent faire des trucs de 2015. […] De toute façon, ils ne savent pas ce qu’il y a eu avant. »

À la question de savoir si leurs créations vidéoludiques relèvent de l’art, Frank Sauer répond qu’il s’agit « plutôt d’artisanat, dans le sens où on a appris à tout faire. À nos débuts, le jeu vidéo était une pré-industrie. Avec l’industrialisation, les postes sont devenus très étroits, très spécifiques. Hormis pour la scène indé, où on retrouve ce besoin de savoir tout faire. C’est aussi pour ça que me je suis lancé dans le jeu vidéo. Comme les artistes, qui aiment rarement une seule forme d’art. »

Cette dernière citation résume bien la carrière d’Art & Magic et d’Appeal. L’exploration de toute la palette offerte par le jeu vidéo, sous toutes ses facettes artistiques et techniques, dans tous les genres vidéoludiques et au sein de structures de toutes tailles.

En 2015, les cinq orateurs d’un soir sont toujours en activité. Pour la plupart, ils réalisent toujours des projets de jeux vidéo et enseignent dans des écoles spécialisées. Toujours à l’écoute du secteur, Michaël Defroyennes clôture notre entretien par une vision sur le développement en Belgique. « Il serait nécessaire d’avoir une structure pour agglomérer les petites sociétés dans notre pays. Comme dans la Région lyonnaise, où beaucoup de petits studios se refilent du travail. » Les petites équipes se placeraient trop dans une position de concurrence les unes vis-à-vis des autres ? « Oui, alors qu’il n’est pas garanti que ce soit la meilleure solution pour exister. Et d’ailleurs, localement, il n’y a pas de raison de se faire de la concurrence. » Dans ce marché mondialisé du jeu vidéo, il serait bon de nouer des contacts locaux sur de la complémentarité et de la camaraderie… Exactement comme l’ont fait Gil Damoiseaux, Michaël Defroyennes, Yves Grolet, Frank Sauer et Iwan Scheer. Que nous remercions chaleureusement pour le temps qu’ils ont bien voulu nous accorder !

Art&Magic-conférence

La plupart des images de l’article sont issues du passionnant site de Frank Sauer.

Réactions

  • cyborgjeff le 10/04/2015

    Hé bien, hasard du calendrier, je lisais justement la semaine dernière un article à leur sujet dans le Pix n Love 16. Ils nous raconte l’histoire de Spellsinger, grand projet d’Art & Magic qui n’est malheureusement pas sorti des sous-sols. Une épopée magique de notre bassin liègeois

    https://www.youtube.com/watch?v=WT_UCNGrKdM

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  • cyborgjeff le 10/04/2015

    Aaah, je n’avais pas vu qu’il y avait 3 pages à cet article… je m’y remets 😉

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  • Aerticum le 10/04/2015

    J’y étais pour une bonne partie avec toi, et c’était un super chouette moment. J’aime ce genre d’histoire pleine d’anecdote 🙂 Ces gens étaient vraiment sympa

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  • Pacman Syndrome : du jeu-vidéo made in Belgium – Les Mondes de Cyborg Jeff le 06/08/2018

    […] Présentation à Psygnosis sur un salon. La chouette (le logo de Psygnosis) était un hasard, « mais ça leur a bien plu chez Psygnosis ». La technique des scrollings parallaxes impressionne aussi l’éditeur, à tel point qu’il appelle les développeurs de Shadow of the Beast à la rescousse. Et il leur demande comment ces Belges ont fait ça. Les stars de Shadow of the Beast observent… réfléchissent… assènent « We don’t know ». Yves Grolet et Frank Sauer en retirent de l’assurance et quittent l’Angleterre plus forts, non sans avoir dévalisé les librairies locales pour leurs manuels de programmation. « On ne trouvait rien chez nous à l’époque. » (Un très bon dossier à lire sur Press-Start) […]

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