Bioshock: l’eau et le ciel

Bioshock: l’eau et le ciel

Dans les cieux. Mon histoire, du moins pour ce dont je me souviens, commence dans les airs à bord d’un avion. Comme une utopie qui s’effondre, je chute lourdement. Je fonds sur l’eau et m’efforce de nager jusqu’à ces lumières dans la nuit. Leur éclat me guide vers une entrée. L’accès à un nouveau monde !

Direction les profondeurs, à l’abri des regards, une dérobade. Je m’enfonce sous les flots et découvre une cité engloutie, Rapture. Que fuient ceux qui viennent s’établir ici ? Qu’espèrent-ils y trouver ? Je tâtonne, je reste sur mes gardes en voyant le désastre. Mes premières rencontres avec les locaux sont perturbantes. Je peux lire sur leur corps désarticulé la déchéance d’un rêve, la destruction d’un idéal. Devenus des bêtes sauvages, ces êtres en perdition m’agressent en quête de quelque chose. Mais de quoi ? Je mets fin à leurs souffrances ; ce sont eux ou moi. Et puis, il y a cette voix inconnue qui me parle, bienveillante, ponctuant chaque intervention de la ritournelle « je vous prie ». Elle m’appelle au secours pour l’aider à quitter cet endroit désespéré. Je suis ses consignes sans discuter, comme si j’étais programmé pour lui obéir.

Soudain, j’entends des bruits de lutte. Je me cache et j’observe sans bruit. Un colosse de ferraille déchiquette un de ces corps humains sans âme. Son horrible vrille au bout du bras me glace le sang. Mais c’est alors que la brute se fait délicate. À moins que mes yeux me trompent, le monstre semble protéger une petite fille. Fragile mais volontaire et guillerette, cette apparition enfantine ne colle pas du tout avec le décor. Pour être honnête, sa joie de vivre me procure une curieuse sensation. Je me sens proche d’elle, tandis que son attitude me répugne. Je la vois extraire d’un cadavre une curieuse substance, l’Adam, qu’elle ingère ensuite. Peut-être en apprendrai-je plus sur cette créature singulière au fil de mon périple.

L’Adam, plus il vous bouffe de l’intérieur, plus vous en voulez. Malgré son caractère malsain, vous mourez d’envie de vous en injecter toujours plus pour développer vos capacités. Le carburant maléfique coule dans mes veines pour alimenter mes nouveaux pouvoirs. Je comprends l’addiction des habitants de Rapture, je la ressens moi aussi désormais. J’essaie de me raccrocher à ce qui me différencie encore d’eux. J’en profite, je sais qu’il reste peu de temps avant que cet Adam venimeux me réduise à leur état de larve. Mais rien à faire, j’ai besoin de ma dose et je prends des risques de plus en plus insensés pour en obtenir.

Sans vouloir y croire, je me dirige vers le duo maléfique qui me terrifiait quelques instants plus tôt. Si je veux m’élever à un niveau supérieur, évoluer et devenir le surhomme promis par les ingénieurs de Rapture, je dois me lancer dans la bataille. Je l’attaque dans le dos, le monstre d’acier fait volte-face et riposte. Il m’impose toute sa force physique et me fait battre en retraite. Je décampe, mais il me pourchasse. Je suis devenu une menace pour sa protégée et il ne me laissera pas l’occasion de l’approcher. Au loin, j’entends la petite voix qui hurle des encouragements à son molosse. Le tour de l’enfant viendra, qu’elle me laisse m’occuper d’abord de son chien de garde. Galvanisé par ce combat contre un titan, je lui en fais voir de toutes les couleurs. Jusqu’à ce qu’il périsse enfin, gladiateur vaincu par son adversaire. Pouce vers le haut ou vers le bas, il m’appartient alors de décider du sort de la fille. En pleurs, la petiote ne se remet pas de la mort de son papa d’adoption. Je la toise, évaluant ma sentence. La voix dans ma tête me dit de ne pas m’attendrir et de frapper. Si j’étripe cette chétive enfant, je récolterai une dose considérable d’Adam. Si je lui laisse la vie sauve, je n’obtiendrai qu’une malheureuse ration. Je réfléchis, je n’arrive pas à me décider, je me dégoûte. Finalement, je prends position et je garderai la même ligne de conduite tout au long de tout mon périple…

Petites sœurs, j’ai choisi de vous sauver. Au péril de ma subsistance, j’ai préféré vous délivrer du mal qu’on vous a fait. Prenez ma clémence comme un misérable cadeau et échappez-vous de cette barbarie. Je poursuis ma route de mon côté, je suis les ordres qui me mènent à un objectif incertain. « Faites ceci, je vous prie. » « Tuez cette homme, je vous prie. » Je ne me pose plus de question, j’en sais assez sur Rapture. Les témoignages laissés par les habitants m’ont fait vivre en différé leur descente aux enfers. Leur malheur serait-il l’œuvre d’un seul homme, Andrew Ryan ? L’inventeur de cette utopie aurait-il à ce point dénaturé ses principes ? Si c’est le cas, il mérite effectivement la mort ! L’arme pointée sur son front, je mesure la désillusion du seigneur de ces lieux. Son existence a-t-elle encore un sens alors que son œuvre se délite devant ses yeux ? Trop loin pour reculer, j’ai pourtant des remords lorsque mon bras s’abat sur ce mythe. La personnification de Rapture n’est plus. Après Ryan, le déluge.

Je continue de faire le vide autour de moi et dans mon esprit. En moi subsiste pourtant cette voix intérieure que j’ai suivie aveuglément jusqu’ici. J’apprends son stratagème avec un étonnement modéré, je le pressentais. John Galt de pacotille, Atlas se démasque. Cet ancien allié de Ryan s’est transformé en un géant imbu de sa capacité à porter Rapture sur ses épaules. Il plie sous le poids, je le fais rompre. Qu’importe si ce monde sous-marin sombre avec lui, je suis fier d’avoir agi selon mes convictions. D’autres n’auraient pas suivi la même voie… Dehors, mes nouvelles amies m’attendent comme leur sauveur. Je les accompagne à la fois avec délectation et nostalgie immédiate. La force d’attraction de Rapture était bien trop puissante pour ces personnes venues chercher l’Eden. Elles se sont fourvoyées par péché d’optimisme. Je n’ai pas de leçons à leur donner, j’ai fait pire. Et Rapture me manque déjà…

Rapture, j’y suis retourné. Quelques années plus tard, j’ai retrouvé ses ambiances sous-marines et ses décors présomptueux. La beauté de l’élément aquatique me saute maintenant aux yeux. Le confinement est plus relatif. Je m’en réjouis, car le contraste est saisissant entre la splendeur des fonds sous-marins et les pitoyables restes de la ville, dans un état de délabrement très avancé. Je parcours d’autres quartiers de Rapture, dont un parc d’attraction vantant les mérites de la théorie ryanienne. Je peux presque sentir les folles espérances qu’ont formées les pionniers venus croire en ce paradis subaquatique. Si seulement ils avaient su qu’ils franchissaient alors les portes de l’enfer, celles que j’entends bien fermer derrière moi. Le dernier acte de Rapture se joue maintenant, et je suis aux premières loges.

Malgré mon désir de revenir en ces lieux damnés, je sens la redondance du retour. De surcroît, tout a empiré depuis ma dernière visite. Je me déplace au milieu des ruines, en compagnie des derniers résidents. Ceux qui demeurent encore ici sont les plus brutaux de tous, les plus fous et les plus dangereux. Un cri strident me parvient comme une mise en garde. Certaines petites filles sont manifestement restées parmi les monstres. Leur séjour prolongé les a rendues terrifiantes et a gonflé leur désir de vengeance. Ma présence les irrite et excite leurs pulsions violentes. Petites soeurs devenues grandes, votre revanche est vaine. Tout est perdu, la ville et ses habitants.

Je découvre néanmoins une autre facette de la population de Rapture. J’apprends que les petites gens se sont rebellées autrefois contre leurs tortionnaires. Et en tête de leur groupe, une femme forte a osé s’opposer directement à Ryan. Les yeux dans les yeux avec lui, elle a exposé sa philosophie au cours de débats acharnés. Elle a motivé ses troupes en appelant à la grève. Quelle ironie ! Le créateur de Rapture n’avait-il pas inventé son nouveau monde sur cette base ? Ne voulait-il pas mettre les cerveaux de la terre en grève ? Ne voulait-il pas ouvrir les yeux aux inventeurs du monde entier, dont les richesses étaient spoliées par les États médiocres ? Ryan devait suffoquer lorsque cette femme, meneuse d’hommes, le plaçait devant ses contradictions. Sa vision libérale du monde critiquée sur la place publique ! Ce premier coup porté à son autorité était bien plus courageux que mon intervention criminelle.

Petites sœurs, comme je suis heureux de vous retrouver. Vous êtes désormais attachées à moi par un lien d’affection factice, mais j’apprécie néanmoins votre présence candide auprès de moi. Je me sens investi de la mission de vous protéger et je calme la tempête pendant que vous accomplissez votre macabre besogne. Votre état me terrifie et me fascine. Sublime destin qui me permet ensuite de me mettre dans votre peau. Je vois le monde à travers vos yeux et j’en suis ému aux larmes. Voilà donc le filtre mensonger que l’on avait appliqué sur votre regard. Cette supercherie immorale vous aura cependant épargné de violents spectacles, j’en suis presque soulagé. Vous avez la chance de réapprendre à vivre normalement; saisissez-la !

Je quitte une Rapture pourrissant au fond de l’eau. En jetant un coup d’œil par-dessus mon épaule, j’éprouve toujours une attirance pour cette utopie sous-marine. Je la garderai au fond de moi, bien enfouie. Avec une pointe de regret envers cette occasion manquée de changer le monde, je jette les clés de la cité dans les profondeurs aquatiques.

Est-ce la mer qui me fait repenser à Rapture ? Assis dans une barque, j’écris ces quelques mots pour tirer un trait définitif sur ce passé tourmenté. Au loin, un phare m’attire comme un aimant. La coïncidence est forte, mais je ne lui accorde pas trop d’importance. Je referme le chapitre de Rapture et j’en ouvre un nouveau. On m’a gardé la tête sous l’eau pendant trop longtemps. J’aspire à en jaillir. Jusqu’aux cieux…

spacecowboy

Merci à Vega pour la relecture.

Réactions

  • Dottmungeer le 24/04/2013

    Vraiment top ! Un petit côté Role-Play que j’ai bien apprécié 🙂

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  • spacecowboy le 03/05/2013

    Merci Dott et Short !

    Finalement, je ne sais pas dire si Bioshock 2 est indispensable. Je pense que si on a accroché au premier, on sera vraisemblablement touché par la scène de fin du deuxième épisode. Il ne faut pas oublier non plus le gameplay qui est plus riche dans Bioshock 2.

    Toutefois, je joue actuellement à Bioshock Infinite qui est clairement plus novateur que Bioshock 2. À mon avis, il vaut donc mieux passer directement à Infinite sans transiter par Bioshock 2.

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