Le jeu vidéo comme terre de rencontre

Le jeu vidéo comme terre de rencontre

C’est devenu une routine… Débrancher les consoles de la maison, les entasser dans des caisses avec leurs câbles et manettes, charger la voiture de bon matin et se mettre en route. Les préparatifs ne changent pas, seule la destination est différente. Car je ne me rends pas dans un salon, une exposition ou une convention. Mais dans un centre d’accueil pour réfugiés.

La « crise des migrants », comme l’appellent froidement les analystes économiques et politiques, a éveillé les consciences. La mienne aussi, animalement attisée par cette image de petit garçon sur la plage. Il a fallu « ça » pour me décider à agir, c’est vous dire s’il existe plus vertueux que moi. Mais comment aider ? À l’époque, les besoins de première nécessité apparaissaient satisfaits grâce aux formidables bénévoles sur le terrain. Alors autant réfléchir à quelque chose de plus futile et dans mes cordes… Le divertissement. Les jeux vidéo. Entrer dans des centres Fedasil pour amuser les pensionnaires, sans autre prétention.

Quand on réagit avec trois temps de retard, il est fort probable que quelqu’un ait déjà eu la même idée que vous. Et quand vous avez vraiment de la veine, il s’agit de quelqu’un de mieux informé que vous, de plus conscientisé et avec une meilleure connaissance du domaine. Pour schématiser, j’étais au niveau 1 de l’engagement alors que mon pote Julien atteignait facilement le niveau 9. En lui parlant de mon idée, j’apprends qu’il a déjà fait les démarches pour organiser une activité de ce genre. La première séance est prévue un samedi dans le centre Fedasil de Jumet. Quelle aubaine, je peux assister comme observateur ? bien sûr ! génial ! Tout se fait très simplement, rendez-vous samedi à Jumet.

L’organisation sur place est réduite à sa plus simple expression : quelques affiches annoncent l’animation et la salle est réservée. Pour le reste, freestyle ! Le directeur du centre me conduit jusqu’à la salle en question et s’excuse du manque d’accompagnement. Un assistant du centre était censé gérer l’animation avec nous, mais il est absent aujourd’hui. Ce sont des choses qui arrivent, me confie le directeur, il faut toujours s’attendre à l’imprévu dans le secteur de l’asile.

La tuile, Julien me téléphone. Il a un empêchement et arrivera avec un gros retard. Il me propose de l’attendre si je préfère, mais il y a ce petit garçon qui me suit depuis l’entrée du centre… À entendre son « OUI » en réponse à mon « tu veux jouer à un jeu vidéo ? », je comprends qu’il ne faut plus tarder. Le bambin a plus ou moins l’âge de mon fils (5-6 ans à vue de nez) et l’énergie d’une pile électrique. Je vois qu’il se force pour me laisser tranquille pendant que j’installe mon matériel : une Xbox One et une Xbox 360 avec deux manettes pour chaque machine et le contenu de leur disque dur. Quel jeu choisir pour ce petit garçon ? Je lui pose la question, il me regarde incrédule jusqu’à ce que je prononce le mot « auto ». « Oui Monsieur, auto s’il vous plaît ! », et c’est parti pour OutRun Online Arcade. Avec la manette face à lui, je montre quelle touche fait avancer la voiture et comment tourner avec le stick analogique. Il empoigne la manette et s’en sort assez bien tout seul.

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La musique du hit de Sega attire les curieux. Dans le calme du matin, seul le son du dessin animé en bas (Bob l’éponge) résonne dans le centre. Alors, mon animation jeu vidéo s’entend au bout des couloirs et à travers des murs. Les clients arrivent, me dis-je, tel un tenancier de salle d’arcade. En quelques minutes, une dizaine de personnes a passé la porte de la salle : des enfants un peu plus âgés (8-10 ans), des adolescents et des adultes amusés. Le jeu vidéo fait son effet sur toutes ces générations, les sourires apparaissent un peu partout. Et les premières demandes arrivent des ados : « Football ? », « Fifa ? », « Call of Duty ? ». Je suis surpris d’entendre ces titres de jeu dans leur bouche, mais je me rappelle la télé du bas et j’imagine que les publicités ont déjà fait leur œuvre – ma condescendance européenne ne parvient pas encore à concevoir qu’ils connaissent ces jeux aussi dans leur pays d’origine.

Naturellement, j’ignore les « Call of » et compagnie, mais la revendication « football » est insistante. Rien de mieux à leur proposer que Sensible Soccer. Je leur arrange un match amical et j’arrive au choix des équipes. Tiens, c’est le moment de leur demander d’où ils viennent. « Irak », je sélectionne son équipe nationale. « Syria », je veux faire pareil… « no no, Brasil ! Ronaldinho ! ». Je remarque pour la première fois nos références communes. Les stars du foot (dont Eden Hazard), les Tortues Ninja, Terminator, ils connaissent pour la plupart. En peu de temps, je me rends compte que ces adolescents sont des ados comme les autres, avec les mêmes comportements, les mêmes aspirations, les mêmes idoles. Ils passeraient inaperçus dans une salle de classe, leur tenue est conforme et leur maîtrise du smartphone est développée. Alors que je me perds dans mes pensées d’intégration à la société belge, Julien arrive.

Avec lui, je fais le point de ce début de matinée. Plus habitué que moi à gérer des groupes de jeunes, Julien me suggère de ne pas céder à chaque caprice des participants. Car si la communication verbale (en français ou en anglais) est parfois compliquée, tous savent mystérieusement utiliser le mot « change » à bon escient quand un jeu ne leur plaît pas. Suivant les conseils de Julien, je lance les jeux que j’avais prévus au départ : le jeu de course de bateaux Hydro Thunder Hurricane pour son multijoueur spectaculaire et l’hypnotique Spectra à titre expérimental.

De son côté, Julien invite des groupes de quatre à une partie de Domiverse, une création belge. Dans son principe, Domiverse est proche de Towerfall, mais se distingue par le comportement et l’armement spécifiques de chaque personnage. Du coin de l’œil, je vois que la sauce prend et que les joyeux combattants de Domiverse sont hilares. Pendant ce temps, la salle se remplit et deux groupes se forment dans mon espace. Les plus âgés, tous des garçons, se relayent à Hydro Thunder Hurricane en étant capables de relancer une partie sans mon aide. Ouf ! je vais pouvoir me concentrer sur Spectra et ses clients plus difficiles à aborder.

Une petite fille d’une dizaine d’années (une meneuse adorable) squatte la manette de Spectra, mais s’ennuie. Pourtant cette fois, je résiste aux « change » et j’encourage les autres à prendre le pad. Pas facile, les autres enfants sont fermés sur eux-mêmes et refusent poliment. Si les ados peuvent se confondre avec leurs semblables de Belgique, les enfants trahissent plus ouvertement leurs fêlures. En me forçant à ne pas m’apitoyer sur leur sort, je me dis qu’ils sont entrés dans cette pièce pour jouer et je compte bien qu’ils jouent. Je parviens à gagner la confiance d’une autre fille qui s’assied et joue une partie sur deux. Puis, c’est un garçon qui accepte de tenter le coup. Peu à peu, tout le petit groupe sort de son cocon et la manette passe dans chaque petite main.

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Le temps de raconter ma réussite relative à Julien, nous nous retournons et voyons ce que nous voulions voir. Autour de la Xbox One et de Spectra, dix enfants jouent chacun à tour de rôle et s’éclatent comme des petits fous. Les plus timides du début rigolent franchement et se moquent gentiment des piètres prestations des autres. Leurs parties de Spectra sont très courtes (30 secondes de survie en moyenne), mais ils s’acharnent sur ce jeu d’arcade minimaliste et exigeant. Certains se dandinent même à l’écoute de la musique entraînante du titre. Je n’en crois pas mes yeux, j’en pleurerais bien à la vue de ces enfants qui s’amusent sans retenue. Au-delà d’une joie intense, je ressens aussi une certaine fierté : le succès de cette matinée valide ma conception des vertus vidéoludiques ainsi que le choix de ce jeu en particulier.

Un peu en retrait, un Camerounais francophone plus âgé attrape parfois la manette au vol, non sans une remontrance de la meneuse du début. Avec son flegme ultra sympathique, il m’aide à comprendre l’agacement d’un participant en analysant les attitudes et les gestes. Lui non plus ne comprend pas l’arabe, mais il s’est adapté à son environnement. « Je pense qu’il veut jouer au jeu de bateau… mais uniquement quand ce sera son tour », me dit-il. C’est exactement ça, la courtoisie jusque dans l’énervement. Puis c’est déjà l’heure de manger, pause.

Le directeur du centre, reconnaissant de notre implication, nous invite à dîner dans le réfectoire avec les pensionnaires. Nous nous asseyons à la table de deux adultes. Le plus jeune, pas loin de la quarantaine, s’adresse à moi en anglais (il a appris la langue notamment grâce aux jeux vidéo). Il a regardé notre animation de l’extérieur, car il estime qu’il s’agit de jeux pour enfants. Son truc à lui, c’est Resident Evil. Et il ne fait pas semblant. Son épisode préféré est Code Veronica et il sait parfaitement de quoi il parle. Il me raconte qu’il a joué en Irak à tous les épisodes de la série jusqu’au 4. Un vrai fan ! Après lui avoir expliqué notre volonté de ne pas exposer les jeunes à des images violentes, je me dis que nous aurions pu faire passer une après-midi de folie à ce mec en lui confiant une console et Resident Evil 5 dans sa chambre… La prochaine fois peut-être, il y a tant à faire. On finit notre plateau repas en refaisant le monde avec Julien.

De retour de la pause, le groupe des dix acharné(e)s de Spectra nous saute littéralement dessus. On négocie cinq minutes pour relancer le matériel, porte fermée. Après deux minutes, on les entend déjà frapper doucement à la porte et passer le temps en chantonnant en arabe. C’est tellement mignon qu’on les laisserait bien poireauter plus longtemps. Quand la porte s’ouvre, la troupe des poussins se reforme autour de Spectra comme s’il n’y avait pas eu d’interruption. Hélas, l’imprévu nous tombe encore dessus : les enfants doivent aller faire leurs devoirs (un samedi après-midi, gloups). C’est la grosse tristesse pour certains, mais ils partent plus ou moins docilement.

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Comme seuls les ados peuvent rester, nous leur faisons plaisir avec un jeu de castagne cartoon (Turtles in Time) et… Broforce sur le projo de Julien. Les quatre manettes reliées au PC trouvent tout de suite preneurs. Parmi eux, deux filles plus grandes se mêlent enfin aux garçons et trouvent directement leur place dans le groupe et à l’écran. D’une manière générale, le sentiment de communauté est très présent au sein du centre, ça crève les yeux. L’édition Expendables de Broforce attire tous les regards, sauf ceux de deux grands garçons passionnés par… Super Meat Boy. Sans aide ni explication, ils avancent jusqu’à la fin du premier monde de ce platformer démoniaque. Tranquille… Je me souviendrai de leur perspicacité lorsque je ferai découvrir le même jeu à des ados lors du salon Retro Made in Asia à Namur – une vraie catastrophe. Irak 1 – Belgique 0 !

La journée se termine et on sent la fatigue, émotionnelle surtout. La puissance de l’expérience nous a lessivés et on baisse la garde. Un ado-adulte (c’est tout le problème) nous confie sa situation précaire : son examen physique lui attribue un âge supérieur à celui qu’il affirme avoir, d’où sa non-admission à l’école du centre. D’autres adolescents nous expriment leur lassitude et leur volonté d’aller de l’avant dans une famille d’accueil. Un ange de petit garçon arménien, déjà à l’aise en français, nous serre le cœur en nous montrant sa création dans Minecraft : une reproduction de son centre Fedasil, son univers en somme. Une éducatrice de passage nous conseille de ne pas entrer dans les détails ; il y a des psychologues et des assistants sociaux sur place qui eux-mêmes supportent difficilement l’âpreté des histoires personnelles. Les arrêts maladie de longue durée sont fréquents, mais il faut s’accrocher.

L’éducatrice, à la fois énergique et maternelle pour le gros chagrin d’une petite, nous remercie d’avoir osé passer la porte du centre. On signale la fin de l’animation, les mains ne sont pas faciles à retirer des manettes et tous les ados présents nous demandent déjà quand nous pensons revenir. « Demain ? », non pas demain mais bientôt, on l’espère. Je récupère mon matériel et le transporte vers ma voiture. De nouveau la routine… Sauf qu’à la sortie, les enfants ont fini leurs devoirs et nous saluent avec un énorme sourire et un merci appuyé. Je retiens mon envie de leur souhaiter du courage pour ne pas gâcher leur joie du moment.

Sur tout le trajet de retour, je m’interrogerai sur la bonne approche à adopter pour la suite. Retourner dans le même centre en risquant forcément de s’attacher aux enfants ? Visiter d’autres centres en Belgique ? Les deux sont possibles, mais le temps manquera… À moins que l’on parvienne à rassembler suffisamment de personnes de bonne volonté autour de l’initiative.

Si vous avez été touché par ce récit fidèle, nous vous invitons à nous contacter (par e-mail à l’adresse fabiencallut@yahoo.com). Nous avons besoin de bras et de cœurs pour étendre l’ampleur de l’action. Croyez-moi, vous en retirerez autant de bonheur que vous en offrirez aux réfugiés. Pour ma part, je remercie infiniment Julien de m’avoir permis de vivre cette expérience. Et je suis à fond partant pour la suite…

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Réactions

  • goffar michael le 15/12/2015

    Belle tranche de vie que tu partages sur ce sujet si épineux…

    J’ai adoré ton récit, il était pur et tellement beau à lire !

    Continuez comme ça, c’est vraiment une bellle bouffée d’air pur que vous avez pu donner à ces enfants et adolescents !

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    • spacecowboy le 16/12/2015

      Merci beaucoup Michaël. On savoure ce genre d’encouragement, ça donne la pêche !

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  • Wil2000 le 18/12/2015

    C’est vraiment touchant et poignant à la fois, surtout quand tout le monde rejette les immigrés sans se soucier de leur passé, je suis impressionné par ce que tu as fait, merci pour ton récit Fabien.

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    • spacecowboy le 18/12/2015

      Merci Wil, ça me fait vraiment chaud au cœur. Continuez de nous motiver et parlez-en autour de vous ! La prochaine animation aura lieu en janvier plus que probablement.

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  • gazza8 le 20/12/2015

    Merci pour ce partage d’expérience et bravo pour l’initiative.

    Quant au fan de RE qui a joué à tous les épisodes jusqu’au 4 :
    « je me dis que nous aurions pu faire passer une après-midi de folie à ce mec en lui confiant une console et Resident Evil 5 dans sa chambre… »
    => Vu la faible qualité de cet épisode 5, c’est bien tombé 😉

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